Un jour, Géraldine Pauleau, référente de parcours d’un dispositif de formation accompagnée, est interpellée par une collègue qui lui confie sa situation. « À l'époque, son conjoint la harcelait, la dénigrait, la menaçait de diffuser des photos intimes d’elle...», se remémore-t-elle. En guise de réponse, cette volontaire du réseau des bienveilleurs de l’Établissement public national Antoine Koenigswarter (Epnak), lui rappelle les chiffres : une femme sur dix est victime de violences conjugales, plus de 100 féminicides sont commis chaque année. « J’ai aussi évoqué le drame qui s’était déroulé peu de temps auparavant à Mérignac, à quelques kilomètres d’où nous travaillions, où un homme avait immolé en pleine rue son épouse dont il était séparé, continue-t-elle. Je lui ai alors demandé “jusqu’où ça ira, pour toi, la prochaine fois ?”. Elle a frissonné. Rapidement après cette conversation, elle est partie de chez elle. Sans la formation, je n’aurais pas eu tous ces arguments. » Et cette salariée ne se serait peut-être pas ouverte à sa collègue, si celle-ci n’avait pas été membre des bienveilleurs.
Entre 150 et 200 salariées potentielles victimes
Le réseau a été lancé fin 2020 à partir d’un double constat. D’abord la prise de conscience que les violences intrafamiliales pouvaient concerner des personnels de l’Epnak. Dès le premier confinement lié au Covid, des personnels des ressources humaines (RH) et des managers de proximité de différentes unités sont interpellés : des professionnelles n’allaient pas bien, d’autres refusaient de télétravailler et de se retrouver enfermées avec l’auteur de leurs violences, sans plus avoir la soupape du lieu de travail.
Deuxième constat ? L’ampleur du sujet. « Les violences conjugales sont un véritable fléau », commente Emmanuel Ronot, directeur général de l’Epnak. Selon les chiffres nationaux, entre 10 et 14 % des femmes sont victimes de violences familiales. « 75 % des effectifs de l’Epnak sont des femmes. Donc, entre 150 et 200 sont des victimes potentielles », calcule-t-il. Par ailleurs, près de 40 % des femmes victimes disent en avoir parlé à un ou une collègue [1]. Et ces violences ont un impact sur le travail. Plus de la moitié des femmes victimes ont signalé des problèmes au travail [2] (retards, absentéisme et/ou présentéisme) en raison de violences conjugales. « En prenant conscience de tout cela, nous avons décidé d’agir. »
Ne pas détourner le regard
Mais, n’est-ce pas s’immiscer dans la sphère privée des professionnels ? Que peut faire un établissement ? « D’abord, nous nous sommes posé la question de notre responsabilité comme employeur. Nous avons eu un débat sur la question, déroule Emmanuel Ronot. Finalement, nous en sommes venus à une position claire : il ne s’agit pas de nous occuper concrètement de l’accompagnement des victimes, ce n’est pas de notre responsabilité. Mais nous ne pouvons pas détourner le regard : nous pouvons les orienter vers la justice, les associations, etc. » Et d’argumenter : « C’est une question tant sociétale que RH, de proposer aux personnels des outils pour qu’ils aillent bien dans leur tête et dans leur corps, et qu’ils travaillent bien. A fortiori, quand ils s’occupent de personnes en situation de handicap. » En outre, une telle démarche peut aussi avoir un impact positif sur la marque employeur.
Une fois la posture adoptée, le choix de l’action s’est rapidement porté sur la création d’un réseau de volontaires, sorte de « balises » sur tout le territoire pour repérer, écouter et orienter les collègues victimes, inspiré des actions menées par quelques grands groupes privés. Le dispositif s’adresse à tous, hommes compris. Même si les victimes des violences conjugales sont en grande majorité des femmes, des hommes peuvent aussi les subir. Le réseau est alors baptisé « Les bienveilleurs ». « L’adhésion a été unanime au sein de l’équipe de direction », commente Gisèle Leclaire-Liebgott, directrice territoriale Île-de-France et Nord-Est de l’Epnak. Et l’objectif, clair : libérer la parole.
Un recrutement minutieux
Le chantier de construction du réseau débute fin 2020. D’abord, une convention de partenariat est signée avec la Fondation agir contre l’exclusion (Face). Cet engagement marque « l’acte fondateur », selon les mots d’Agathe Barbier, co-pilote avec Mélanie Siehen, des bienveilleurs. La Face apporte un appui réglementaire et technique au réseau mais aussi de la veille et des contenus sur le sujet. Elle a également permis à l’équipe d’intégrer One in Three Women, le premier réseau européen d’entreprises engagées contre les violences conjugales.
Début 2021, l’appel à candidatures des personnels volontaires est lancé. Au vu de la sensibilité du sujet, le recrutement est minutieux. Un curriculum vitæ et une lettre de motivation sont demandés. Comme pour un emploi. Lors d’un entretien individuel, « nous faisons le point sur les envies de ces volontaires, ce qu’ils souhaitent apporter au réseau et leur vision du rôle de bienveilleur. Nous sommes vigilants sur ce qu’ils viennent chercher, pointe Agathe Barbier. C’est un groupe de soutien des victimes, pas de réparation de ses propres blessures ». Cela dit, les bienveilleurs ont la possibilité, à tout moment, de faire une pause dans leur action ou de se retirer du dispositif. La fonction peut être éprouvante et demande du temps de travail supplémentaire en plus de ses fonctions.
Douze bienveilleurs formés
Aujourd’hui, le réseau compte douze bienveilleurs, répartis dans toute la France et formés par le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF ; lire l’encadré). Si la direction a donné l’impulsion et des moyens, le réseau fonctionne en toute indépendance et autonomie. Il n’est pas rattaché à la direction ni aux instances de représentation du personnel. « Les violences conjugales relèvent du même ressort que la lutte contre les maltraitances des personnes âgées ou des personnes en situation de handicap. Le dépôt de la parole est possible si la personne en face est jugée digne de confiance, sans crainte de représailles, de jugement ou de sentiment de honte. Ce qui est difficile avec son chef… », analyse Emmanuel Ronot.
Leur rôle est d’écouter et d’orienter les victimes donc. Mais aussi de sensibiliser régulièrement l’ensemble des professionnels de l’Epnak aux violences conjugales, au rôle des bienveilleurs et la façon de les contacter. En cela, des actions de communication sont régulièrement organisées, notamment à l’occasion des dates symboliques de ces luttes que sont le 8 mars et le 25 novembre. Chacun sur son territoire développe aussi un réseau d’acteurs locaux vers lequel les bienveilleurs pourront orienter les personnes si besoin : association d’aide aux femmes victimes de violence, commissariat, permanence juridique…
Car, les bienveilleurs n’ont pas vocation à se substituer aux associations spécialisées. « Être bienveilleur n’est pas être un sauveur, prévient Sabine Vadez, directrice du CIDFF Sud-Est francilien. Il est un relais avec des acteurs spécialisés sur toutes les urgences de la victime : juridique, logement, psychologique, etc. » Néanmoins ils représentent une étape-clé. « Puisque, avec l’écoute et l’orientation, les personnes se rendent compte de leur statut de victime. De là, peuvent démarrer l’accompagnement et la sortie du cycle des violences », analyse cette juriste de formation.
Une démarche globale
Un réseau de personnels bienveilleurs c’est bien, mais pas suffisant. Pour apporter des réponses adaptées, la démarche doit être globale. « Pour que ce soit utile, il faut que les entreprises aident les victimes d’un point de vue organisationnel et RH, dans le cadre d’une politique d’égalité femmes-hommes, en proposant, par exemple, des mutations géographiques ou des ruptures conventionnelles avec une majoration des indemnités de départ », précise Clara Fiocco, formatrice au CIDFF. En l’occurrence, l’Epnak a mis en place des outils dans ce sens : le numéro d’appel PsyFrance ; la mobilité géographique facilitée dans les différentes structures de l’Epnak ; le recours au 1 % logement qui comprend une clause de relogement sous 48 heures des victimes de violences conjugales…
Par ailleurs, l’association a conçu un mooc pour sensibiliser l’ensemble des agents et salariés contractuels sur ce que sont les violences conjugales, qui ne se limitent pas aux violences physiques mais comprennent aussi l’emprise, le harcèlement, la cyber revenge (revanche en ligne) avec diffusion d’images intimes, etc. « Un quart des personnels ont suivi le mooc. C’est énorme ! », commentent en chœur Emmanuel Ronot et Gisèle Leclaire-Liebgott. En cela, tous ces dispositifs participent de la construction d’une culture… bienveillante au sein de l’organisation.
Un dispositif inspirant
Le principe de ce type d’initiatives en faveur de l’aide aux professionnels victimes de violences conjugales est encore rare dans les entreprises, tous secteurs d’activité confondus. Pourtant, « un tel réseau nécessite peu de moyens. Quelques réunions de travail, quelques déplacements, un peu de formation », énumère Gisèle Leclaire-Liebgott. Sans compter que le lieu de travail pour cette aide est justifié. « Il est peu souvent considéré comme un lieu de ressourcement alors qu’il peut être une porte d’entrée sur le sujet, d’autant plus que certaines femmes n’iront jamais voir une assistante sociale », souligne Sabine Vadez.
Cela dit, le réseau des bienveilleurs commence à intéresser, notamment dans le secteur médico-social. L’Epnak a déjà été approché par deux gros gestionnaires d’établissements et services. Rendez-vous est pris pour expliquer leur dispositif. Pour l’heure, les bienveilleurs continuent leur action au quotidien. Avec un enjeu : répéter, répéter et répéter sans cesse à quoi sert le réseau et comment contacter ses volontaires. « Tous les managers de proximité ne le connaissent pas encore. Il faut continuer à communiquer sur les bienveilleurs et sensibiliser les équipes », commente Mélanie Siehen. Pour permettre à des personnes comme la collègue de Géraldine d’oser parler et réussir à sortir des violences.
[1] Chiffres issus de l’étude européenne multi-entreprises du réseau One in Three Women, sur l’impact des violences conjugales sur le lieu de travail, parue en novembre 2019
[2] Préc.
Alexandra Luthereau - Photos : William Parra pour Direction[s]
« Laisser à la personne le temps de raconter son récit »
Clara Fiocco, cheffe de service et formation au CIDFF
« Fondée en 1972 dans la lignée des grandes lois accordant des droits aux femmes, le CIDFF est une association nationale agréée par l’État. En 2022, nous avons formé les bienveilleurs mais aussi des membres des équipes RH et des représentants du personnel. La session d’une journée aborde ce que sont les violences conjugales en évoquant notamment leur caractère cyclique et les allers-retours de la victime. Ensuite, nous leur exposons un volet juridique sur le sujet. Nous abordons également la posture et le rôle du bienveilleur. Nous les préparons à ce qu’ils peuvent entendre. On leur apprend aussi à laisser à la personne le temps de raconter son récit, sans juger, à son rythme, comme elle le souhaite, sans poser de questions culpabilisantes du type “pourquoi vous n’êtes pas partie ?”. Quand c’est la première fois qu’elles osent parler, il ne faut pas se tromper, au risque qu’elles se referment et n’en parlent plus avant un long moment. Tout cela est une posture à adopter : respecter la parole tout en aidant la victime à prendre conscience que ce qu’elle vit est anormal et qu’il s’agit de violence. »
Contact :
- Siège Epnak
09 72 61 27 53
Publié dans le magazine Direction[s] N° 230 - mai 2024