Une bombe à retardement lâchée dans une relative indifférence ? La loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2018 a entériné la fin de l’opposabilité financière des conventions et accords collectifs de travail aux autorités de tarification pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) concluant, à compter du 1er janvier 2018, un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) obligatoire [1]. Une nouvelle donne qui s’appliquera au fur et à mesure des signatures et des renouvellements. Son corollaire ? L’abandon de l’agrément des accords d’entreprise et d’établissements locaux pour ces mêmes ESSMS. Des dispositions qui les privent donc d’un cadre spécifique au secteur. Sa vocation originelle ? Encadrer l’impact financier des négociations entre les partenaires sociaux dans une logique de maîtrise de la dépense publique. Mais également sécuriser le financement des structures. « Une façon aussi pour les pouvoirs publics de soutenir la spécificité et les besoins des métiers du secteur en validant la nécessité de formation professionnelle, les mesures liées à la pénibilité… », illustre Vincent Vincentelli, responsable Réglementation des secteurs d’activité à l’Union nationale UNA.
Vers le moins-disant social ?
Les syndicats de salariés ont fait front commun pour dénoncer ce qu’ils voient comme une porte ouverte vers la fin des garanties conventionnelles. « La ministre connaît pourtant parfaitement les conséquences désastreuses, pour les salariés et les personnes accueillies, de cette mesure d’économie budgétaire et de mise en concurrence des structures, depuis son déploiement en 2009 dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) », tonnait l’intersyndicale en décembre, juste avant de déposer un recours devant le Conseil constitutionnel. Sans succès. Ce dernier a en effet rejeté l’argument de rupture d’égalité entre les structures sous CPOM et les autres [2].
« Désormais, les syndicats négocieront des accords avec les employeurs qui devront les défendre auprès des financeurs. Le risque est grand que, sous la pression des autorités de tarification, ils cèdent au moins-disant social », s’inquiète Claudine Villain, secrétaire nationale de la CFDT Santé sociaux. Un avis partagé par Yves Matho, formateur et membre du collectif Repolitiser l’action sociale qui redoute que « les employeurs en viennent à embaucher des personnels moins qualifiés pour respecter des enveloppes qui ne tiendront plus forcément compte de ces accords ».
En contrepartie, des résultats librement affectés
Autre grief de l’intersyndicale ? Les organisations patronales ont été peu combattives sur le sujet. Si Nexem, la Fehap et la Croix-Rouge française, dans un communiqué commun, alertaient sur le risque de « fragilisation de l’exercice des missions des associations », elles demandaient en contrepartie la libre affectation des excédents d’exploitation. Et l’ont obtenue. « Nous avons été surpris par cette décision prise sans étude d’impact ni concertation, raconte Marie Aboussa, directrice du pôle Gestion des organisations de Nexem. Néanmoins, cela ne fait que graver dans le marbre un système déjà à l’œuvre via les enveloppes fermées et des contentieux tarifaires souvent perdus par les structures. C’est aussi cohérent avec une tarification à la ressource où le financeur ne valide plus les dépenses réalisées, mais les recettes pour cinq ans. Et où le gestionnaire a les mains libres pour gérer sa dotation globale, notamment grâce à la libre affectation des résultats. Une façon aussi de sécuriser le crédit d’impôt sur la taxe sur les salaires (CITS)… »
Complètement libres ? Les regards se tournent notamment vers les conseils départementaux qui pourraient y voir une aubaine. « Nous nous réjouissons de cette disposition qui permettra de moduler les dépenses en fonction des crédits disponibles, explique Anne Gireau, directrice générale adjointe chargée du pôle Solidarités au conseil départemental de Seine-Maritime, s’exprimant au nom de l’Assemblée des départements de France (ADF). Pour autant, nous continuerons à intégrer les coûts des accords si l’enveloppe le permet. Il ne s’agit pas de revenir au seul Code du travail pour les salariés concernés ». Sans compter que « les dotations régionales limitatives (DRL) assurent un cadre de référence qui implique que la dotation globale d’un CPOM ne peut pas être déconnectée de la réalité. Cela ne sera pas le far-west ! », confirme Marie Aboussa.
Une position intenable
En outre, « les conventions collectives restent opposables aux employeurs », rappelle Julien Moreau, directeur du secteur social et médico-social à la Fehap. Et « l’obligation de soumettre à l’agrément les mesures négociées dans le cadre d’avenants aux conventions collectives subsiste et elles devront être appliquées par les employeurs adhérents à la convention collective nationale (CCN) », complète la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Des gestionnaires qui gagneraient ainsi une plus grande autonomie de gestion, mais qui seraient contraints de respecter des dispositions conventionnelles sans garantie sur leur financement. « Ne pas appliquer la convention collective ? Inenvisageable pour un employeur sous peine d’aller droit aux prud’hommes. En même temps, on lui demande de s’engager sur des objectifs alors qu’il n’a pas de visibilité sur les évolutions à mettre en œuvre (les négociations annuelles obligatoires – NAO – par exemple). Sa position est intenable », alerte l’avocat Stéphane Picard. Ce qui soulève une autre inquiétude : cela ne va-t-il pas inciter des employeurs pris à la gorge à se désaffilier des syndicats patronaux ? Ce qui plaide, défend la CFDT, pour une convention collective unique étendue dans la branche associative sanitaire, sociale et médico-sociale (Bass) à laquelle aucun employeur ne pourrait se soustraire.
Le projet stratégique à revoir
Dans ce nouveau contexte, les plus petits gestionnaires ou ceux en difficulté ne vont-ils pas droit au dépôt de bilan ? « Les petites structures historiquement en difficultés financières le seront plus encore, concède Julien Moreau. C’est peut-être le bon moment de s’interroger sur leur pérennité et de se rapprocher d’autres gestionnaires. Nous incitons nos adhérents à se pencher sur leur projet stratégique et à réfléchir à des mutualisations possibles ». Ainsi la suppression de l’opposabilité devrait-elle favoriser le mouvement de concentration qui traverse le champ social et médico-social.
Cette plus grande liberté de gestion vantée par certains acteurs cache pour d’autres une perte d’autonomie des associations dans la mise en œuvre des politiques publiques de solidarité. « Le risque est que cela conduise les gestionnaires à appliquer les missions commandées par l’État et les collectivités locales, détaille Yves Matho. Et qu’à terme, ils ne soient plus considérées que comme des prestataires de services ».
Parmi les défis des organisations ? Garder la main en établissant des CPOM solides sur la base d’objectifs pertinents. « Nous serons vigilants à ce que la négociation ait lieu à partir d’un diagnostic partagé, avertit Marie Aboussa. Il ne s’agit pas d’aller vers une industrialisation du CPOM via des contrats types déconnectés d’une discussion budgétaire ».
[1] À savoir, la quasi-totalité des structures « handicap », les services polyvalents d’aide et de soins à domicile (Spasad) et de soins infirmiers à domicile (Ssiad).
[2] Décision n° 2017-756 du 21 décembre 2017
Noémie Colomb
« Des dégâts sur l’emploi »
Claudy Jarry, président de la fédération des directeurs Fnadepa
« Instauré dès 2009 pour les Ehpad, la suppression de l’opposabilité des conventions et accords s’est traduite par des financements en deçà des besoins des structures. Afin de respecter les dispositions conventionnelles, les employeurs ont pris des mesures concernant les effectifs. Par petites touches, chaque année, du fait de taux d’évolution trop faibles accordés par les financeurs, nous avons ainsi perdu des emplois. Nous avons essayé de les combler grâce aux contrats aidés. Mais aujourd’hui, la raréfaction de ces derniers contribue à exacerber les tensions. L’extension de la fin de l’opposabilité au champ du handicap, où la masse salariale est plus importante encore, risque d’aboutir aux mêmes effets, et même plus rapidement. »
Repères
- 947 971 euros. C’est le coût des accords locaux agréés en 2016. (Source : DGCS)
- « Réformes tarifaires inachevées, référentiels de coûts non encore fixés… La fin de l’opposabilité des accords associée à la mise en œuvre des CPOM est prématurée », avertit Vincent Vincentelli (UNA).
- 8600 CPOM devraient être signés sur la période 2016-2021 (Source : annexe à la LFSS pour 2018)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 161 - février 2018