Nicole Belloubet aux Assises de la protection juridique des majeurs © Crealis Médias
En annonçant, fin novembre, le lancement d'un chantier pour faire évoluer la protection juridique des majeurs, la garde des Sceaux a tracé la ligne directrice : mieux garantir les droits fondamentaux des personnes accompagnées. Une ambition travaillée jusqu’à l’été au sein d'une mission interministérielle chargée de dresser un bilan de cette politique publique, avant de livrer des pistes d'évolution du droit et des pratiques professionnelles. Et, au passage, d'imaginer comment soulager les juridictions engorgées ? « Ne nous y trompons pas, prévient Ange Finistrosa, président de la fédération des associations tutélaires Fnat. Le problème, ce ne sont pas les acteurs, mais les défaillances de l’État en matière de contrôle et de pilotage. Il ne peut faire porter ses incuries par le secteur, en sacrifiant un dispositif, certes perfectible, mais efficace. »
Vers une logique de respect des droits
« Loin d'assurer la protection des personnes handicapées, la mise sous tutelle [les] prive de leurs droits et entraîne un risque d'abus et d’institutionnalisation. J'exhorte la France à revoir sa législation afin d'éliminer tout régime de prise de décision au nom d'autrui. » La rapporteure spéciale des Nations Unies n’a pas mâché ses mots fin 2017 pour dénoncer les « accommodements » du système français avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH). « Il est temps de la transposer dans le droit national, et en particulier son article 12 sur la reconnaissance de la capacité juridique des personnes, milite François Richir, membre de la commission Protection juridique des majeurs de l’union des associations Unapei. L’enjeu est de passer d’une logique de protection à une logique de respect. » « Maintenant que les principes sont posés et que les pratiques ont avancé, il nous faut aller plus loin sur le respect des souhaits et de l’autonomie des personnes », résume Karine Lefeuvre, professeure à l’École des hautes études en santé publique (EHESP).
D’autant que, sur le terrain, l'application de la réforme de 2007 [1] pose encore problème, ont rappelé fin 2016 le Défenseur des droits [2] et la Cour des comptes [3]. « Ces deux autorités ont pointé la façon dont sont mises en place les mesures et dont les droits des personnes ne sont pas toujours respectés lors des évaluations ou des décisions judicaires, rappelle l’avocate générale aurès de la Cour de cassation Anne Caron-Déglise, à la tête du groupe de travail interministériel. Les mandataires, les juges, les greffiers et les départements tirent tous la sonnette d’alarme pour dire leur difficulté à piloter ce champ et à coordonner les interventions sur les territoires. »
Entre accompagnement et totale autonomie
Première piste d’amélioration avancée ? La suppression des régimes de tutelle et curatelle au profit d’une mesure unique prononcée par un magistrat recentré sur sa mission de garant des droits, baptisé « juge de la protection des majeurs ». Une nouveauté qui permettrait « d’adapter la décision judiciaire à chaque situation, en précisant l’étendue de l’intervention du juge, si le majeur doit être représenté ou assisté et, dans les deux cas, les actes concernés », a expliqué la ministre Nicole Belloubet. « Pourquoi pas, si l’objectif est d’apporter une réponse plus individualisée et de mieux délimiter les contours des responsabilités, accorde Philippe Ehouarne, président de l’association des mandataires ANMJPM. Mais cela nécessitera une bien meilleure évaluation que les certificats médicaux actuels. »
Au-delà, c’est le régime d’autorisation du juge qui est en réflexion. « Ce qui lui est demandé ne correspond pas toujours à ce que devrait être l'office d'un juge, confirme le coprésident de l’association nationale des juges d'instance (Anji), Paul Barincou. Faut-il vraiment que ce soit à lui d'autoriser un prélèvement sur un livret A pour payer une maison de retraite ou d’arbitrer entre les fonds de placement d’une assurance vie ? Son périmètre d’intervention doit être repensé pour qu’il puisse se focaliser sur l’installation et la définition de la mesure, ou sur des aspects comme le choix du lieu de vie. » Parmi les options sur la table ? L’externalisation du contrôle des comptes de gestion. « Si cette mission devait être confiée à des professionnels du droit et du chiffre, qui ne seront pas bénévoles, qui en supportera le coût ? lance Agnès Brousse, coordinatrice du pôle Évaluation des activités, Protection et droits des personnes à l’union des associations familiales Unaf. Ceux que nous accompagnons, qui ont souvent de faibles ressources ? Les services, et avec quels moyens ? » « La Justice ne peut se contenter de prononcer la mesure et se décharger de son contrôle ensuite, abonde Christian Bazetoux, administrateur du collège patronal Nexem. Cette tâche relèverait alors du bon vouloir des services, avec des moyens s’ils en ont. »
« Mieux de juge, et pas partout »
La déjudiciarisation reste donc à l’ordre du jour. « Là où la réforme de 2007 entendait mettre la personne protégée au cœur du dispositif, la priorité de 2018 semble plutôt être d’en sortir le juge, s’agace Ange Finistrosa. S’il s’agit de réduire les allers et retours entre lui et le protecteur, d’accord. Mais pas question d’aller vers une déjudiciarisation totale, car nous touchons là à la capacité juridique des personnes. Le juge, garant des libertés, ne peut en être absent ! » « En dehors de quelques points spécifiques, il ne devrait avoir à intervenir qu’en cas d’opposition entre la personne protégée et celle qui exerce la mesure, précise Paul Barincou. Les associations doivent donc être en position d’adapter la mesure, avec des moyens pour accompagner au quotidien. Impossible aujourd’hui avec 60 à 80 dossiers par mandataire… »
Certes, acquiescent les fédérations qui, elles aussi, ont bien noté l’absence de Bercy à la table du groupe de travail. « Déjudiciariser impliquera pourtant un report de compétences et pose des questions en termes de responsabilités civile, professionnelle et pénale, rappelle Agnès Brousse. Dans un contexte où les gestionnaires peinent à recruter et où le turn-over a un impact sur la qualité du service et le climat social, il va bien falloir compléter la formation des mandataires et parler de leur statut… » Autant de sujets épidermiques abordés aussi au sein du groupe de travail sur l’éthique et la déontologie, mis en place fin 2017 à la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et aujourd’hui en stand-by.
Chantiers croisés
C’est dans cette situation que le projet de loi de programmation Justice 2018-2022 est attendu en Conseil des ministres en avril. Il prévoit entre autres la fusion des tribunaux d’instance et de grande instance qui ne sera pas sans conséquence, prédit Paul Barincou : « Quel sera alors l’avenir du juge des tutelles, qui pourrait être rattaché demain au juge des affaires familiales ? Pas sûr que les contentieux de l’instance sortent gagnants des futurs arbitrages budgétaires… » Pire, le sort de certaines thématiques semble déjà tranché par le texte [4]. « Nous savons que dans d’autres lieux se réfléchissent des évolutions de politiques publiques, susceptibles de croiser nos travaux, explique Anne Caron-Déglise. Comme celles sur les lois de bioéthique (où se discutera la notion de consentement), sur le vieillissement et la prise en charge en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), ou Action publique 2022… Mais nous avons l'avantage d'être en interministériel et d’être le fruit d’une demande récurrente. Quels que soient les chantiers ouverts par ailleurs, nous ne nous interdirons aucun sujet. »
[1] Lire Direction[s] n° 151, p. 22
[2] « Protection juridique des majeurs vulnérables », rapport du Défenseur des droits, septembre 2016
[3] « La protection juridique des majeurs », rapport de la Cour des comptes, septembre 2016
[4] Passerelle entre mesures de protection judiciaire et habilitation, révision des modalités de vérification des comptes…
Gladys Lepasteur
« Le métier de mandataire doit se penser globalement »
Anne Caron-Déglise, présidente du groupe de travail interministériel sur les majeurs protégés
« L’identité des professionnels se pense encore trop en fonction des modes d’exercice (à titre individuel, service tutélaire ou préposé d’établissement). Le métier doit se penser globalement pour permettre une vraie individualisation des mesures qui, selon les cas, ne nécessitent pas obligatoirement le même type de protecteur. Le recours à un service semble, par exemple, plus pertinent pour une personne souffrant de problèmes psychiques prise en charge en ambulatoire. Reste ensuite à imaginer comment soutenir l’association pour qu’elle soit en mesure de mener un accompagnement au long cours, y compris en dehors de ses heures d’ouverture. D’où l’importance d’articuler les interventions avec celles des autres acteurs du territoire. Par ailleurs, un travail reste à mener pour aboutir à une reconnaissance de cette fonction et enfin organiser la profession, qui n’est aujourd’hui pensée que par les fédérations. »
Repères
- Droits fondamentaux, santé et accompagnement social et médico-social, périmètre d’intervention du juge, conditions de sa saisine… sont au menu des travaux de la mission.
- 725 000 personnes étaient concernées par une mesure de protection juridique en 2016.
- « Une mesure unique permettrait de remettre les droits fondamentaux au centre du dispositif. Au protecteur ensuite de la moduler en fonction des besoins », Karine Lefeuvre (EHESP).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 164 - mai 2018