« C’est devenu une obsession de l’État : s’assurer de la situation administrative des personnes pour recenser celles sans titre séjour et les faire sortir de l’hébergement. » Comme le directeur général de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), Florent Gueguen, ceux de la lutte contre l’exclusion témoignent ces derniers mois des pressions de l’exécutif engagé à « reprendre le contrôle de la politique migratoire », a prévenu Matignon. En transformant au passage les associations en supplétives des forces de l’ordre, sommées d’endosser un rôle qui n’est pas le leur ? Transmission de fichiers, ouverture des structures à la préfecture, interruption de l’accueil de ceux en situation irrégulière… Un risque de confusion entre politiques d’action sociale et d’immigration plusieurs fois jugé « problématique » par le Défenseur des droits. Et qui a poussé, en juin 2019, les fédérations à solliciter une audience conjointe aux ministères du Logement et de l’Intérieur, sans résultat pour l’heure… Leur meilleur bouclier ? L’inconditionnalité et la continuité de l’accueil, piliers du Code de l’action sociale et des familles (CASF).
Un pied dans la porte
Fin 2017, la circulaire « Collomb » organisant l’intervention dans l’hébergement d’urgence d’agents de la préfecture et de l’Office français de l’immigration et de l'intégration (Ofii) avait suscité un tollé [1]. Missions de ces équipes mobiles ? Assurer un suivi administratif des personnes et veiller à des orientations adaptées. D’accord, mais pas n’importe comment, a très vite cadré le Conseil d’État saisi d’un recours associatif : « En indiquant que ces équipes ne disposent d’aucun pouvoir de contrainte, à l'égard des personnes hébergées comme des gestionnaires, ses précisions ont neutralisé certains points du texte », explique Anne du Quellennec, cheffe du pôle Droits fondamentaux des étrangers auprès du Défenseur des droits. Conséquence, évalue la FAS : à l’échelle du parc de 150 000 places, peu d’entretiens ont été menés, et peu d’éléments recueillis. « L’État promettant des solutions d’insertion, nous avons fait de la pédagogie pour préparer la venue des équipes mobiles et convaincre, raconte de son côté le directeur général d’Emmaüs solidarité, Bruno Morel. Tout cela n’a donné lieu qu’à de très faibles résultats pérennes ! » De là à conclure que c’est ce revers qui a conduit, 18 mois plus tard, les pouvoirs publics à revenir à la charge via les services intégrés de l'accueil et de l'orientation (SIAO), il n’y a qu’un pas.
Retour par la fenêtre
Depuis le 1er septembre, ceux-ci sont tenus de fournir à l'Ofii une liste mensuelle des réfugiés et demandeurs d’asile accueillis [2]. Dont le nombre sera suivi « avec attention », indique la place Beauvau qui tente de rassurer : Ce dispostif « ne modifie pas le principe d’inconditionnalité garantie par la loi, l’accès à l’hébergement d’urgence restant gouverné par le seul critère de vulnérabilité. Il permet de le faire vivre en orientant rapidement les demandeurs d'asile et réfugiés présents dans l'hébergement inconditionnel, [ce qui est] nettement préférable à la situation actuelle, où ils peuvent y rester indéfiniment sans suivi adapté. » Chez nous, ce sera « service minimum », ont néanmoins prévenu les SIAO franciliens, représentant à eux seuls la moitié du parc généraliste. « Pas question que cela permette de faire la chasse aux pauvres et d’arrêter des clandestins », résume Éric Pliez, ex-président du Samu social de Paris (SIAO 75). Une crainte partagée par la cour nationale CNCDH, « inquiète du sort des "Dublinés", comme des déboutés pour lesquels cette transmission risque de servir d’outil supplémentaire pour délivrer des obligations de quitter le territoire » [3]. Là encore, tout en validant le texte, la haute juridiction a rappelé les fondamentaux… suffisants pour fournir des munitions juridiques aux SIAO, placés de par leur gouvernance entre le marteau et l’enclume ? D’autant que leur réforme, préparée en vue du service public « de la rue au logement », pourrait augurer d’une étatisation accrue. De premières réponses étaient attendues fin janvier du délégué interministériel à l'Hébergement et à l’Accès au logement (Dihal), missionné à ces fins.
Fluidifier la chaine
Plus discrètes, les injonctions locales pour « fluidifier les dispositifs d’accueil saturés ». Comme dans la Marne où, face à « la forte augmentation du flux migratoire », le préfet a détaillé en septembre ses directives concernant ceux qui, « bien qui ne relevant plus d’une aide de l’État, restent hébergés » : « Il sera progressivement mis fin à l’hébergement de ceux qui ne présenteront aucun signe objectif de vulnérabilité [et] demandé aux gestionnaires concernés de procéder à la fin de leur prise en charge. » Sans nous, ont-ils bondi. Dans le Rhône, fin novembre, les mobilisations ont conduit le ministère à intervenir pour surseoir à la nouvelle organisation de l’offre. « Les tentatives de priorisation de l’accès à l’hébergement et de transformation d’une partie du parc en places pour demandeurs d’asile annoncées par les services de l’État visaient à mettre fin à l’hébergement de certains étrangers », traduit Bruno Morel.
Pourtant, la question mérite d’être posée : l’État n’est-il pas en droit d’identifier qui se trouve sur le territoire, a fortiori au sein de structures qu’il finance ? « Nous ne contestons pas les contrôles par nature, mais les centres sont des sanctuaires : ils ne peuvent servir à piéger ceux qui, en entrant, pensaient y être à l’abri, recadre Florent Gueguen. Cette ingérence récurrente de l’Intérieur s’explique par le nombre croissant de publics relevant du dispositif national d’accueil (DNA) dans le parc généraliste, du ressort lui des Affaires sociales et du Logement. Or, plus cette mainmise sera grande et moins l’inconditionnalité et la continuité de l’accueil seront respectées. » Augmenter les 107 000 places du DNA, une donnée intournable de l’équation ?
Travail social fragilisé
« Le risque est réel d’un détournement des missions d’accompagnement vers toujours plus de contrôle, les travailleurs sociaux se voyant placés dans une position très inconfortable », alerte même la CNCDH. « Le travail social sait se défendre, veut croire Joran Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de service social (Anas). En revanche, l’importante déqualification existant dans l’hébergement, mais aussi la protection de l’enfance, fragilise une certaine éthique. »
La protection de l’enfance justement, où les étrangers se nomment mineurs non accompagnés (MNA), tenus désormais d’alimenter le fichier dit AEM [4] : « Il transforme la protection de l’enfance en politique de gestion des flux migratoires, déplore Clémentine Bret, référente Enfance vulnérable chez Médecins du monde. Le recueil des données personnelles en préfecture est devenu le préalable à l’entrée dans le dispositif d’accueil et d’évaluation, au-delà de ce que prévoit la loi ! » « L’État va aboutir à l’effet inverse, prédit Daniel Goldberg, président de l’union francilienne Uriopss. Les mineurs resteront dans la clandestinité par peur que nos structures ne travaillent main dans la main avec les préfectures. » L’incitation financière, promise fin novembre aux territoires refusant encore d’y concourir, ne devrait pas alléger la pression.
Pour l’heure, la résistance s’organise portée par des têtes de réseau campées sur le droit et ses principes. Avec le soutien devenu récurrent du Défenseur des droits. Dont l’indignation, lancée en 2018 à des députés lui reprochant son « manque d’équilibre » sur le projet de loi Asile a été entendue au-delà du Parlement : « Il n’y a pas de caricature à proclamer les droits fondamentaux ! »« La question migratoire pose des défis à la société, et donc à nos associations, conclut Daniel Goldberg. C’est à nous de décider si, et jusqu’où, nous sommes prêts à collaborer. Et aucun argument, qu’il soit comptable ou administratif, ne nous fera franchir la ligne rouge, sans provoquer chez nous aussi une colère froide. »
[1] Lire Direction[s] n° 161, p. 18
[2] Lire Direction[s] n° 178, p. 9
[3] Avis du 24 septembre 2019
[4] Lire Direction[s] n° 173, p. 10
Gladys Lepasteur
« Services européens sous pression »
Mauro Striano, chargé de mission à la Fédération européenne des organisations travaillant avec les sans-abri (Feantsa)
« Cette "proximité" entre politique d’immigration et lutte contre le sans-abrisme est répandue dans l’Union européenne. Cela s’explique en partie par le fait que dans de nombreux pays, les opérateurs, financés souvent sur fonds publics, n’ont pas le droit de fournir de services aux SDF en situation irrégulière. En 2017, une recommandation de la Commission européenne a même tenté d’entériner la collaboration des services sociaux pour faciliter le retour des étrangers ! Réclamer des informations sur les personnes hébergées devrait être rendu illégal pour les services de police. Une directive imposant aux États de fournir des conditions minimales d’accueil aux publics, quel que soit leur statut, est aussi nécessaire, sur le modèle français de l’inconditionnalité. Même si, vu le contexte politique, pas sûr que nous puissions l’obtenir. »
Repères
- 3 319 personnes étaient enregistrées, mi-septembre, dans le fichier MNA, appliqué en novembre par 62 départements (ou un protocole équivalent), selon Médecins du monde.
- « C’est paradoxal : en dépêchant des agents, l’État affiche une volonté de faciliter l’accès à la préfecture et, en même temps, on peine à obtenir un rendez-vous par les voies normales », pointe Joran Le Gall (Anas).
- 50 % : c’est, en moyenne, le taux moyen d’hébergement des demandeurs d’asile en 2019.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 183 - février 2020