On avait pu croire un temps à un enterrement de première classe. Six mois après l’interruption pour cause de Covid des travaux relatifs au revenu universel d’activité (RUA), la réforme, initialement promise pour 2020, est de nouveau à l’agenda, a indiqué le Premier ministre fin octobre. Depuis, la crise sanitaire s’est doublée d’une lourde crise économique et sociale, qui a contraint l’exécutif à multiplier les aides ponctuelles en direction des plus démunis. « En rendant visibles les trous existant dans la raquette des politiques sociales et impérative la nécessité de travailler sur les minima sociaux, la crise repositionne clairement ce chantier », veut croire Florent Gueguen, directeur général de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Suffisant pour pousser l’exécutif à modifier les paramètres de cette refonte de ces prestations pensée, à l’époque, en pleine période de baisse du chômage ?
A comme « activité »
Sur le papier, le menu du futur RUA, détaillé en septembre 2018 par Emmanuel Macron, est alléchant : garantir à chacun, dès lors que ses revenus passent en deçà d’un certain seuil, un « socle minimal de dignité » incitant au retour à l’activité, ce après fusion du plus grand nombre des prestations sociales. « On parle de fusion, mais en réalité, si la réforme aboutit, il ne s’agira pas d’un vaste agrégat, précise le directeur de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), Fabrice Lenglart, nommé rapporteur du RUA. Mais plutôt d’une mise en cohérence des barèmes de différentes prestations, a minima du RSA, de la prime d’activité et des aides au logement. » Hors allocation adultes handicapés (AAH) en tout cas : elle ne connaîtra « ni fusion, ni suppression, ni dilution, ni transformation », a assuré le chef de l’État en février dernier pour apaiser la colère des acteurs du handicap. Pour le reste, tout reste ouvert. Et pour nourrir la réflexion, associations, syndicats, collectivités territoriales et société civile ont été invités, entre l’été 2019 et avril 2020, à une concertation protéiforme assortie de travaux techniques, pour en envisager les principes, le périmètre et le fonctionnement. « Envisager », car c’est bien à l’Élysée que se prendront les décisions susceptibles de faire du RUA un véritable outil de lutte contre la pauvreté. Ou pas.
La philosophie de la réforme incitant à la reprise d’activité interroge dans une économie à la santé désormais fragile : 628 000 chômeurs de plus ont été enregistrés au troisième trimestre 2020, dont un grand nombre ne toucheront pas d’indemnités… « Ceux qui avant la crise étaient déjà aux minima sociaux ne sont pas les plus touchés, même s’ils ont évidemment dû faire face à des surcoûts, détaille le directeur de l'Observatoire des inégalités, Louis Maurin. Le cœur du problème réside dans la perte d’activité des salariés précaires, des indépendants et de tous ceux qui avaient des petits boulots non déclarés leur permettant jusque-là de compléter un RSA par exemple. »« Du coup, si le discours présidentiel qui mise tout sur l’emploi pouvait, à la rigueur, s’expliquer dans une période de décrue du chômage, il n’a plus de sens, pointe Christophe Devys, président du Collectif Alerte. Le nombre d’emplois chute et les plus pauvres ne seront pas les mieux placés quand la machine redémarrera. » « En clair, traverser la rue pour trouver un boulot n’est plus d’actualité », tacle le président du conseil départemental de Gironde, Jean-Luc Gleyze.
Génération sacrifiée
Notammen pour les 18-25 ans, particulièrement touchés par la crise. Leur intégration dans le futur RUA fait figure de ligne rouge pour beaucoup. « En 15 ans, leur taux de pauvreté a bondi de 50 %, rappelle Jean-Luc Gleyze. Les inclure dans un revenu minimal de subsistance ne peut être considéré uniquement à l’aune de Bercy. Cela relève de l’investissement social ! » Ni le nouveau soutien annoncé pour janvier pour les plus précaires, ni même le financement de 50 000 Garanties jeunes de plus promis pour 2021 n’y suffiront. « Pour eux, comme pour les autres, le pouvoir refuse d’envisager autre chose que des soutiens ponctuels, analyse Louis Maurin. Leur accès à un revenu est devenu un enjeu de crispation, dont il faut sortir. Peut-être en proposant une solution intermédiaire, qui leur ouvrirait le RSA à partir de 20 ou 21 ans, et renforcerait la Garantie jeunes pour les autres ? »« Ils doivent bénéficier du RUA ou au moins d’un revenu tremplin, insiste Daniel Verger, responsable du pôle Études, recherches et opinion au Secours catholique. Lequel doit être régulier et relever d’un droit ouvert, assorti d’un accompagnement de qualité. »
S’il y a bien un point qui ne fait pas débat parmi les acteurs associatifs, c’est la nécessaire revalorisation des minima sociaux, condition impérative pour un « RUA digne de ce nom ». Pas gagné, car depuis le début de la crise, le cap de l’exécutif est clair : mieux vaut des aides exceptionnelles massives que de risquer de « perdre nos fondamentaux, la lutte contre la pauvreté par l'activité et le travail ». Sa crainte ? La mise en place d'un « système de désincitation au retour à l’emploi ». « Quelque chose doit changer dans la façon négative dont les hommes politiques perçoivent les minima sociaux, prévient Louis Maurin. Sinon cela reviendrait à penser que seules les violences sociales, comme la crise des Gilets jaunes qui a entraîné une hausse de 100 euros de la prime d’activité, ou une progression des difficultés telle qu'elles atteindraient les classes moyennes, pourraient les convaincre. »
Quoi qu’il en coûte ?
Difficile dans ces conditions de relancer le chantier à budget constant, hypothèse de travail retenue initialement par l’État. « Nous nous sommes toujours opposés à une telle option qui reviendrait à répartir les crédits entre les personnes pauvres, explique Christophe Devys. S’il devait y avoir des perdants, comme c’est souvent le cas dans un tel processus de simplification, à l’État de prévoir des compensations. Sinon ce serait incompréhensible pour une grande réforme sociale ! » En particulier si elle entend aussi lutter contre le non-recours qui suppose une hausse mécanique des crédits alloués.
En attendant, l’autre pilier de la Stratégie Pauvreté, le service public de l’insertion, expérimenté depuis l’an dernier dans 14 territoires, pourrait lui aussi avoir du plomb dans l’aile. « Pour les pouvoirs publics, améliorer l’accompagnement suffira pour que les demandeurs d'emploi retrouvent une activité, rappelle Florent Gueguen. Or, vu la hausse du nombre d’allocataires du RSA, on voit mal comment les accompagner plus vite, plus tôt et mieux, alors même que les conseils départementaux n’ont pas les moyens d’y faire face ! Un plan d’urgence est indispensable pour soutenir les colllectivités, comme les associations habilitées et Pôle emploi. » Quoi qu’il en coûte donc.
Un enjeu pour 2022
Au Parlement aussi, on a décidé de se saisir du sujet. Quitte à en prendre le contrepied. « Le RUA est une solution du monde d’avant, assume la députée (Agir ensemble) Valérie Petit, à l’origine d’une résolution en faveur d’un filet de sécurité inconditionnel et universel. Il faut désormais admettre que le monde a changé, et ne pas s’accrocher aux vieilles méthodes. » Message bien reçu du côté des départements porteurs depuis 2016 d’un projet d’expérimentation d’un revenu de base, rejeté en 2019 à l’Assemblée. « La majorité parlementaire affirme aujourd'hui que la crise a changé la donne, mais la situation sociale était déjà très compliquée en 2016 quand nous pointions la précarité croissante et les limites de la protection sociale ! », rappelle Jean-Luc Gleyze. Et de proposer à nouveau de tester, avec 23 autres exécutifs locaux, une allocation dégressive en fonction des revenus et versée de manière inconditionnelle et automatique, y compris aux moins de 25 ans. Au détriment du RUA ? « Si le chantier reprend, on peut encore imaginer pouvoir rendre, avant la fin du quinquennat, un document de préfiguration rendant compte des travaux techniques et de la concertation », table Fabrice Lenglart. « Il faudra au moins un an et demi, voire deux ans, pour que le RUA soit mis en œuvre, prédit de son côté Christophe Devys. C’est presque un sujet pour les prochaines présidentielles… »
Gladys Lepasteur
« Une assurance aussi contre le risque de pauvreté »
Valérie Petit, députée Agir ensemble
« La crise a montré qu’en cas d’arrêt de l’activité nous ne savions pas répondre rapidement et efficacement à toutes les situations individuelles pour ceux qui échappent à la protection sociale. L’objectif du socle citoyen est d’éradiquer la pauvreté, en octroyant un revenu universel automatique à chaque citoyen de plus de 18 ans : ce filet de sécurité monétaire est aussi une forme d’assurance contre le risque de pauvreté qui taraude les Français. Imaginez le temps et l’efficacité gagnés en termes de réponses à la crise si un tel mécanisme avait existé ! Cette réforme est aussi un choc de simplification du système de prestations sociales, mettant fin au non-recours. Enfin, c’est une réponse adaptée aux mutations actuelles du monde du travail : il nous faut évoluer vers un système qui individualise et qui arme les citoyens en termes de droit pour qu’ils puissent faire face à une société du risque global. »
Repères
- 50 % du revenu médian : c’est le montant que doit atteindre le RUA, selon le Secours catholique.
- En 2017, plus de la moitié des pauvres en France avaient moins de 30 ans.
- 64 millions : c’est le nombre de ménages touchant un minimum social en France.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 193 - janvier 2021