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Tribune
« Esat, une réforme entre amalgame et danger »

31/10/2023

Alors que la réforme des Esat est sur les rails, Olivier Fabiani alerte sur la confusion qu’il constate entre travail et emploi des personnes en situation de handicap. Privilégier le second, avec des objectifs de sorties vers le milieu ordinaire, reviendrait à faire primer les logiques individuelles de performance au détriment de l’accompagnement de chacun selon ses possibilités.

Voilà maintenant quelques années que nous assistons à un glissement sémantique dans le discours du Gouvernement qui mérite que nous nous arrêtions sur le sujet des travailleurs en situation de handicap. En effet, le plan de transformation des établissements et services d’aide par le travail (Esat) fait suite à plusieurs initiatives gouvernementales et textes qui témoignent d’une certaine vision peu amène de la richesse que produisent chaque jour ces structures qui accompagnent les travailleurs dans un parcours de vie, voire dans un parcours professionnel. « Voire »… Ce terme n’est pas employé au hasard car c’est ce sujet qui est au débat ici. Les mots ont une importance et le glissement de sens actuel œuvre à brouiller les pistes. Cette confusion conduit à mettre en avant la notion d’emploi, alors que c’est de travail dont nous devons parler. Mais cette volonté de changement portée par le Gouvernement risque de rompre le pacte républicain.

Glissement sémantique

Revenons d’abord sur les différentes initiatives gouvernementales. En 2019, est diffusé un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF). S’en sont suivis différents textes juridiques ou réglementaires allant tous dans le sens de l’accès à l’emploi des travailleurs en situation de handicap. Quelques éléments ressortent de ce rapport.  L’activité des Esat s’adresse à 120 000 travailleurs en situation de handicap en France. La mission précise bien que « les Esat sont des établissements médico-sociaux, autorisés et tarifés par les agences régionales de santé [ARS], qui proposent à des personnes adultes en situation de handicap un accompagnement médico-social dont le travail est un support… Les travailleurs d’Esat sont des usagers d’établissements médico-sociaux et non des salariés. »  Très vite, un glissement sémantique apparaît : « Les Esat permettent de donner une activité professionnelle à une population particulièrement exposée à l’inactivité et au chômage ». « Professionnelle » renvoie clairement à la notion de métier et d’emploi. Là est le point central de la discussion.

Loin de moi l’idée de refuser tout accès à l’emploi des personnes en situation de handicap dès lors qu’elles en ont le souhait et que les conditions de cet accès à l’emploi sont bienveillantes et adaptées à leur situation personnelle, qu’il s’agisse des modes de compensation ou encore de l’environnement du poste tant technique qu’humain. Pour autant, les glissements sémantiques conduisent le Gouvernement à (sciemment) faire un amalgame dangereux entre le travail et l’emploi.

Pourtant, comme le précise une circulaire de la Direction générale de la cohésion sociale du 23 mars 2010, les Esat relèvent de la compétence des ARS, et par conséquent d’une préoccupation qui affirme la prédominance du soin et de l’accompagnement sur toute autre question. Il est évident que toutes les propositions et mesures actuelles vont à l’encontre de ces choix.

Parle-t-on d’Esat ou d’Esae ?

Par définition, un Esat est un établissement et service d’aide par le travail. Or, le travail n’est pas l’emploi. Les élèves travaillent à l’école ; un parent qui reste à la maison travaille tous les jours à l’entretien des conditions de vie de la famille. Selon le dictionnaire de l’Académie française, le travail signifie « labeur, application à une tâche, effort soutenu pour faire quelque chose… » quand l’emploi désigne « la charge, la fonction rémunérée dans une entreprise, une administration… ».

Les travailleurs en situation de handicap qui œuvrent en Esat travaillent : ils produisent un effort soutenu en rapport avec leurs possibilités, chacun selon sa capacité à contribuer à l’effort collectif. Il n’est qu’à venir passer quelques heures dans une telle structure pour constater le plaisir qu’ont les travailleurs à réaliser leurs tâches et à se sentir valoriser par la richesse qu’ils produisent. Mais, sauf à se trouver dans un établissement qui sélectionne les travailleurs (et malheureusement il y en a) leur productivité ramenée à des critères d’employabilité est pour la très grande majorité très insuffisante. Est-ce pour autant un problème ? Bien sûr que non, dès lors que les valeurs que nous défendons sont celles de la reconnaissance de la place de chacun dans un système politique et social idoine et qui répond aux besoins et capacités de chacun.

Un calcul de boutiquier

Le travail est l'une des valeurs constitutives de notre modèle de société, et c’est ce qui rend fier chacun d’entre nous, ce qui nous donne une place et la reconnaissance des autres. Vouloir faire glisser le modèle du travail vers l’emploi n’a d’autre motivation que de faire des économies. C’est un calcul de boutiquier et dès lors que l’on voudrait (que le Gouvernement veut) transformer les Esat pour mettre en tête de gondole l’accès à l’emploi, alors on nie le ciment même de notre contrat social.

Si je n’étais que directeur général, la transformation des Esat ne serait pas un problème. On en ferait des Esae, avec un E pour Emploi. Je donnerais les consignes afin que toute nouvelle admission soit sélective et que seules les personnes productives et potentiellement aptes à l’emploi soient accueillies. La logique du marché prédominerait et avec un bon positionnement marketing, je pourrais même augmenter sensiblement la profitabilité de l’activité. Mais étant également militant, cette idée m’est insupportable. L’idée de favoriser les personnes les plus autonomes signifie, de fait, le déclassement de toutes ces personnes en situation de handicap qui travaillent dans nos Esat et en sont fières, mais qui n’ont peu ou pas d’aptitude à l’emploi. C’est décider ouvertement que les plus faibles, les moins productifs doivent devenir des gens oisifs et sans aucun sentiment de reconnaissance pour ce qu’ils ne seront plus capables de produire.

Ceci est d’autant plus inquiétant que le rapport Igas/IGF faisait état du vieillissement des travailleurs. « La proportion de travailleurs âgés de plus de 50 ans est passée de 22 % en 2014 à 44 % en 2017. » N’est-ce pas à prendre en compte alors que la réforme des retraites rallonge la durée d’activité et que tout travailleur en situation de handicap vieillissant est de moins en moins productif ? Nombre d’études témoignent des risques et du coût de l’oisiveté et de l’isolement, alors pourquoi ce choix ?

De quelle richesse parle-t-on ?

Les travailleurs en situation de handicap méritent un réel statut. En effet, lors de l’épidémie du Covid-19 nous avons pu constater à quel point leur situation était inconfortable : ils ne pouvaient bénéficier ni de l’activité partielle ni des arrêts de travail. Mais leur reconnaître un statut ne doit pas signifier de casser l’outil. Le coût pour la collectivité reste minime face aux coûts sociaux d’un non-accompagnement et ses risques associés. En effet, le secteur protégé reçoit des financements publics à hauteur de près de 3 milliards d’euros soit 25 000 euros par an et par travailleur. Et il génère de la richesse (2,3 milliards de chiffre d’affaires en 2018 orientés essentiellement vers des activités non délocalisables).

La richesse est bien plus grande lorsque l’on étudie la situation dans sa globalité en passant de la santé préservée, au bien-être, à la reconnaissance sociale, mais aussi des effets de l’absence d’oisiveté, de risque de délinquance ou de conduite addictive du fait de la fragilité des personnes exploitées par d’autres malintentionnées.

Malheureusement, les projets vont dans le sens d’une logique purement financière et d’employabilité à tous crins. Le passage par le filtre de Pôle emploi/France Travail avant toute orientation prononcée par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) pose question sur cette dérive. Jusque-là l’accès aux Esat était réservé aux personnes qui, après une expertise pluridisciplinaire, étaient considérées par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées comme n’étant pas en mesure de travailler dans une entreprise ordinaire et dont la productivité était inférieure au tiers de celle d’une personne valide. Cette expertise reconnue des MDPH semble mise à mal , et on évoque même la possibilité d’un transfert de compétence des ARS vers les Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités. Déjà aujourd’hui le chiffre de 7 % de sorties emploi est brandi en étendard. Or, les injonctions systématiques de sortie vers le milieu ordinaire risquent de mettre la majorité des travailleurs handicapés en échec et en danger. La sortie vers le milieu ordinaire n’est pas la seule aune à laquelle doit être mesurée la performance des Esat, quant à leur contribution à l’inclusion des travailleurs.

Le choix politique qui est en question aujourd’hui est d’importance. Quel projet politique et quel modèle social voulons-nous défendre ? J’ai fait mon choix : celui d’autoriser chacun d’entre nous à pouvoir faire ses propres choix, à pouvoir se sentir utile et reconnu par autrui pour sa contribution, aussi minime soit-elle, à la création de valeur. Le travail en est un vecteur des plus communs et ses plus reconnus. S'orienter vers une exigence d’employabilité, c’est décider sciemment la mise au rebut de nombre de travailleurs qui ne peuvent pas devenir des employés.

Olivier Fabiani

Carte d’identité

Nom. Fabiani

Prénom. Olivier

Fonctions actuelles. Directeur général de l’Adapei Loire, administrateur de Nexem.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 224 - novembre 2023






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