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Managers en burn-out

Enquête sur un phénomène inquiétant

20/04/2023 -  Ils seraient de plus en plus nombreux à craquer. Coincés dans la difficile conciliation d’un fort engagement professionnel et d’un quotidien jugé intenable, des directeurs et cadres du secteur sombrent dans la mécanique du burn-out. Un phénomène qui interroge leur isolement. Quelles solutions pour rompre cet engrenage dangereux ? Notre enquête et les témoignages de managers qui racontent leur descente jusqu’au point de rupture et leur travail pour se reconstruire.

SOMMAIRE DU DOSSIER :

  • Managers en détresse
  • « Le Covid a commencé à me faire glisser »
  • « Un profil à risque : les bons élèves »
  • « J’étais dans le déni »
  • « Seul un robot aurait fait mieux ! »
  • « Savoir dire non ! »
  • « Ne pas rester seul(e) »
  • « Le travail doit être à sa juste place »

Burn-out
Managers en détresse

20/04/2023

Ils seraient de plus en plus nombreux à craquer. Coincés entre un fort engagement professionnel et un quotidien jugé intenable, des directeurs et cadres du secteur sombrent dans la mécanique du burn-out. Un phénomène qui interroge l’isolement de la fonction. Quelles solutions pour rompre un engrenage dangereux?

Deux lettres se sont glissées dans les réponses à l’appel à témoignages de Direction[s] auprès des cadres et directeurs du secteur social et médico-social : BO. Comme si le mot burn-out, soit un syndrome d’épuisement professionnel, était douloureusement prononçable par ceux qui y ont été confrontés du jour au lendemain. Ou plus exactement ont vu leur quotidien les amener insidieusement jusqu’au point de rupture. « Il y a eu un évènement pas plus grave que d’habitude, et je me suis écroulée. Bien sûr pas devant mon équipe. J’ai fermé la porte de mon bureau et je me suis effondrée. J’ai pleuré pendant trois jours consécutifs. Je me suis sentie comme écrasée : plus de jus, plus de carburant. Je n’arrivais même plus à me lever. C’était effrayant », raconte Amélie*[1], cheffe de service dans une association tournée vers les mineurs en difficultés, en arrêt depuis un mois.

Le choc il y a cinq ans aussi pour Daphné*, directrice générale d’une petite association multisite dans le handicap psychique : « J’étais en train de faire une opération de calcul très simple. Je n’ai pas réussi. Je n’avais plus de mémoire, plus de capacités cognitives… Je me suis dit, mais, qu’est ce qui m’arrive ? » L’alerte en 2010 chez Serge Epalle, alors chef de service d'une maison d'enfants à caractère social (Mecs), ce sera un accident de voiture. « Malgré quelques jours d’arrêt, la fatigue persistait. J’avais des vertiges. Puis, j’ai découvert que j’étais à l’avant stade de l’infarctus, se remémore ce professionnel aujourd’hui à la tête de l’établissement. Pourquoi ? À force de toujours répondre oui, de courir après le temps… Avec le directeur, nous étions partis dans la machine ensemble. »

« Je me sentais une superwoman »

Une machine dans laquelle chaque journée remet une pièce. « J’en étais arrivée à quelque chose d’un peu fou : je me disais "tu ne dors plus que quatre heures par nuit, tu es surhumaine !" Comme j’étais réveillée chaque nuit par l’angoisse de ce que j’avais à faire le lendemain, j’en profitais pour faire des post-its avec les points importants, puis pour programmer les envois de mails de la journée. Arrivée à cinq heures du matin, à quoi bon se recoucher ? », illustre Amélie*.

Dans l’ensemble des témoignages, l’histoire se répète. Surcharge de travail, sentiment de solitude, la fatigue qui s’accumule… « Il y a eu une période où je démarrais mes journées à 6 heures pour avoir le temps d’être disponible pour les personnels et les familles. On ne mange plus le midi, moment où on est le plus disponible, relate Serge Epalle. Pour réussir à faire la partie intéressante de mon travail, j’ai compensé, compensé…»

Des professionnels « passionnés », « dynamiques », « perfectionnistes » qui n'ont pas réussi à lever le pied ou s'y sont refuser. « Le médecin du travail m’a dit de me mettre à l’abri, mais je me disais qu’il fallait que je tienne. J’avais un entretien pour harcèlement à mener, un conseil d’administration… J’avais juste envie de pleurer », se souvient Bénédicte*, directrice d’une association dans le handicap en milieu rural, en arrêt depuis l’été dernier. « Je me sentais la superwoman. Je ne comptais plus mes heures, n’avais plus de vie de famille… À un moment tout explose ! », retrace Isabelle*, directrice d’un site regroupant huit services dans l’hébergement et la précarité. Et quand arrive le choc, l’atterrissage est brutal. « Un énorme black-out dans ma tête. J’avais l’impression d'être vide, pas grand-chose. J’ai dû être orientée vers un psychiatre car j'avais des envies de suicide… » Le choc puis la longue récupération comme en témoigne Daphné* : « Je me suis arrêtée une journée en me disant qu’il fallait juste me reposer. Mais la chappe de plombs est arrivée. Cela a duré trois ans. Pourtant, je suis une battante ! »

Une flambée  ?

Comme eux, de plus en plus de directeurs ou cadres du secteur seraient touchés par l’épuisement professionnel. Dans le domicile, « nous n’avons plus aucune réunion nationale sans que ce sujet ne soit évoqué », illustrait en mars [2], la présidente de l’union nationale UNA, Marie-Reine Tillon. « On voit des directeurs solides avec trente ans d’expérience, depuis toujours investis, qui craquent. Sans généraliser, c’est une réalité », assure Jean-Pierre Riso, président de la fédération d'associations Fnadepa. Tout comme Pascal Champvert, à la tête de l’association de directeurs AD-PA : « Je ne voyais pas ça il y a cinq ans. Je suis frappé par le nombre de directeurs qui disent ne plus en pouvoir!  »

Combien sont-ils ? Difficile de chiffrer le phénomène. Dans notre dernier baromètre, 78 % des répondants faisaient état d'effets négatifs de leur travail sur leur santé, physique ou psychique [3]. Selon l’enquête menée en septembre par la Fnadepa, ils étaient 43 % à envisager quitter le secteur. « Nous n’avons pas de visibilité sur les arrêts maladie. C’est donc un ressenti alimenté par les nombreuses remontées du terrain », souligne Isabelle Sarciat-Lafaurie, secrétaire générale adjointe du syndicat Syncass-CFDT. Ce, via l’accompagnement individuel mené par son syndicat ou le dispositif du centre national de gestion (CNG). Un numéro vert joignable 24h/24 par les professionnels en situation extrême et nécessitant une réponse urgente de psychologues. « Seuls 1 % s'en sont saisis. Ce n'est pas beaucoup mais cela reste un signal qui nous a poussé à le pérenniser dans le temps », explique Alban Nizou, chef du département de gestion des directeurs.

Ce numéro vert est complété d’une fiche de signalement des difficultés d’exercice permettant un contact dans les 48 heures et donnant lieu à un rapport examiné par un comité de suivi, réunissant administrations, représentants des personnels, psychologues et un médecin du travail. Bilan depuis 2021 ? Une saisine par semaine soit vingt-trois situations étudiées dont celles de neuf directeurs d'établissement sanitaire, social et médico-social (D3S) pour des problèmes relationnels, d’organisation mais aussi des souhaits de reconversion. « Les lignes ont bougé. Les directeurs n’hésitent plus à verbaliser leur mal-être, analyse Alban Nizou. Nous avons des appels de chefs d’établissements qui exposent leurs difficultés avec leurs adjoints, alors que dans le passé ces questions étaient traitées en interne. On sent un isolement et un besoin d’écoute. » « Il y a une sorte de libération de la parole. Les directeurs ne veulent pas s'engager par vocation jusqu’à s’en rendre malade », complète Jean-Pierre Riso, qui cite d’autres indicateurs inquiétants : les vacances de postes, le taux de rotation dans les structures ou encore les départs en retraite. « Avant ils restaient deux ou trois ans de plus. C’est terminé ! » 

La bascule Covid

Pour tous, la bascule aurait eu lieu pendant la crise. « Nos coachs étaient frappés par l’état psychique des directeurs. Le Covid a été un accélérateur », estime Pascal Champvert. La goutte d’eau de trop, confirme Bénédicte* : « Je me suis retrouvée dans une extrême solitude face aux injonctions contradictoires et au flux considérable d’informations. Il fallait revoir sans cesse l’organisation. C’est là qu’a commencé le surmenage. » Un tournant "Covid-19" suivi d’une succession de difficultés. Affaire Orpéa et multiplication des contrôles, inflation et flambée des prix, pénurie aggravée de personnels demandant des efforts d’inventivité pour maintenir l’accompagnement… Depuis trois ans, la résistance des directeurs et chefs de service est mise à rude épreuve. « Je me suis retrouvée à devoir compenser par le bas le manque d’expérience et de formation des personnels, mais aussi par le haut en comblant les absences des cadres de direction, en arrêt ou pas encore remplacés », illustre Amélie*. « Pendant la crise, on a serré les dents. Et derrière quelle reconnaissance ? », interroge Jean-Pierre Stellittano, vice-président du groupement Gepso, qui quitte lui-même le secteur pour rejoindre la mairie de Paris à la fin du mois. « Être directeur est une fonction exigeante et les risques psychosociaux sont présents en arrière-plan. Mais les pressions depuis la crise ont aggravé la perte de sens.»

Une fonction exigeante

Perte de sens, usure, burn-out… « Ces phénomènes ne sont pas nouveaux mais montent avec la multiplication des charges qui pèsent sur les épaules des directeurs. L’évolution du secteur est peu lisible, les injonctions administratives plus fortes, le management se complexifie. Et dans le même temps la rémunération n’a pas évolué et la relation avec les autorités s’est dégradée », complète Jean-René Loubat, docteur en sciences humaines et consultant. Une liste à laquelle il faut rajouter le poids des appels à projets, du nombre d’établissement en charge ou encore les organisations associatives pas assez structurées ou au contraire trop lourdes… « Il y a encore une tradition managériale pyramidale sans délégation. Les responsabilités et la montée en compétences sont des choses positives mais finalement les marges de manœuvre sont limitées. Ce qui entraîne une perte de l’estime de soi », poursuit Jean-René Loubat. Un constat partagé par les premiers intéressés. « Ça manque de réactivité, de souplesse et de confiance. Le directeur a envie de changer les choses, de développer des possibles et arrive dans un contexte qui est tout autre. La mission paraît impossible », regrette Daphné*.

« Dire non ! »

Comment sortir de cette spirale ? « La première réponse doit être du côté des pouvoirs publics avec des moyens à la hauteur et un ratio de personnels suffisant. Leur aveuglement sur cette fatigue généralisée ne cesse de nous étonner », s’agace Pascal Champvert. Et en attendant ? « Il faut rester combatif. Si on rentre dans ce jeu fou, on devient fou. Il faut marteler que nous n’acceptons plus cette situation, ne plus rentrer dans l’agitation permanente et se recentrer sur l’essentiel. »

Prioriser, c’est le pari relevé par Serge Epalle : « Lorsque la présidente de l’association m’a proposé le poste du directeur qui avait aussi craqué, j’ai suggéré un essai avec une feuille de route de six pages. J’ai eu carte blanche. » Son idée ? Remettre tout le monde à la bonne place : « Il est clairement inscrit que notre association ne se développe pas. On connaît notre capactité d'accueil et le nombre de personnels financés. Les plannings sont organisés en connaissance de cause, avec une semaine-type, des roulements équitables, en prenant soin de limiter les allers-retours. Avant de travailler un week-end, trois jours de repos ! Des heures volantes sont laissées à la libre appréciation des personnels. On partage aussi le pouvoir de décision et travaille le management de proximité pour valoriser les initiatives », développe-t-il. Ses conseils ? « Ne pas s’interdire de dire les choses et surtout "non". Quand j’ai des moments de fatigue, je me repose. Je dis toujours à mes salariés : lorsque l’on vous demande un rendez-vous, tournez tout de suite votre agenda à la semaine suivante. Les urgences : ce sont les pompiers et les gendarmes ! »

Sortir de l’isolement

Conseil unanime ? Être à l’écoute de son corps et ne pas attendre avant de s’arrêter. « Il y a des signes : être aussi fatigué au retour de vacances qu’au départ, être dans un état de stress permanent…, relève Isabelle*. Il manque clairement des choses au niveau des agences régionales de santé : ce n’est pas un sujet dont elles se saisissent alors que c’est compliqué de demander de l’aide. » Même demande, côté Gepso : « Un accompagnement qui ne soit pas que financier mais aussi dans le soutien, la proximité avec une animation des politiques, des rencontres… », décrit Jean-Pierre Stellittano, qui espère une « démarche vertueuse et non curative ». En clair, plus de prévention. « La médecine du travail doit sensibiliser davantage sur la fonction du directeur. C’est une personne comme une autre qui a le droit d’avoir des faiblesses », appuie Daphné*. 

L’autre recommandation générale est de rompre l’isolement. « Adhérer à des réseaux, participer à des lieux de réflexion... Tout ce qui peut concourir à sortir de l’isolement est bon à prendre», conseille Jean-René Loubat. Des initiatives encore limitées mais qui gagnent du terrain. Après un congrès en juin sur le thème du « Bien dans sa peau », la Fnadepa lancera avec la Carsat Languedoc-Roussillon une formation-action pour travailler sur la cohésion des équipes de direction et permettre des temps d’échanges entre pairs. Quand l’union régionale Uriopss de Nouvelle-Aquitaine a développé un club du prendre soin, financé par AG2R La Mondiale. Au programme de ces ateliers en visio ? Gestion du stress, usure empathique… « Les thématiques sont choisies en fonction des suggestions des participants, en majorité des personnels de direction qui souhaitent avoir un temps pour eux tout en ayant des outils pour gérer le quotidien », détaille Déborah Beneult, juriste et coordonnatrice du dispositif.

Soigner les nouveaux venus

Dans le public, le CNG développe aussi du coaching individuel et collectif, sollicité pour moitié par des directeurs dont une majorité de D3S pour qui « le co-développement fonctionne très bien ». Parmi les sujets : la gestion du temps, des relations professionnelles ou l’équilibre avec la vie personnelle. Un coaching qui dure jusqu’à un an notamment pour une prise de poste. Une période dans la carrière « synonyme d’une explosion de la charge de travail et des responsabilités » et de souffrance pour certains directeurs, selon une étude coordonnée en 2022 par François Sarfati, sociologue du travail et de l’emploi [4].

Pour répondre à cet enjeu, le CNG a ainsi lancé une expérimentation de mentorat en Nouvelle-Aquitaine jusqu’en mai 2023. Soit sept binômes de jeunes directeurs et de plus expérimentés, formés après un appel à candidatures « dont les premiers retours sont très positifs », se réjouit Phillippe Touzy, chef du département concours, autorisation d’exercice, développement professionnel. Autre initiative plébiscitée : le retour d’expériences à dix-huit mois mis en place par l’EHESP. « Les jeunes directeurs gardent aussi le contact avec leur promo sur WhatsApp. C’est une autre façon de se rassurer », glisse Isabelle Sarciat-Lafaurie.

Se reconstruire

La responsable syndicale pointe aussi un autre enjeu, à l’autre bout de la chaîne : celui d’accompagner les personnels touchés par le "BO". « Une étape importante pour se reconstruire, reprendre confiance et être apte à rebondir. » Pas si facile. « On me propose un mi-temps thérapeutique. Comment reprendre dans un endroit où je sais que je ne vais pas être bien ? Je sais que je vais replonger », témoigne Isabelle*. « Ce devrait être le temps de prendre du recul et de questionner mes motivations. Mais pour l’instant, je ne suis en capacité de ne faire qu’une chose par jour. Le burn-out est très impactant. Pourtant, il est encore vu par l’employeur comme un mouvement d’humeur », s’exaspère Amélie*. « Ce déni empêche le changement. Or, il faut un vrai travail sur les organisations ! Peu importe qui me remplacera, l’issue sera la même. Témoigner c’est aussi pour moi prendre mes responsabilités. »

[1] Les témoignages avec astérisque ont été anonymisés.
[2] Lire Direction[s] n° 218, p. 8
[3] Lire Direction[s] n° 215, p. 24
[4] Lire Direction[s] n° 212, p. 8
Laura Taillandier

Publié dans le magazine Direction[s] N° 219 - mai 2023

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