Si le principe de laïcité permet d'afficher ses convictions religieuses dans l’espace public, de nombreux employeurs s’interrogent sur leur pouvoir de restreindre une telle liberté au lieu de travail en raison de leur activité. En France, les articles 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen garantissent la liberté de religion et, par suite, la liberté de manifester ses convictions religieuses.
Dans les entreprises privées, le Code du travail prévoit qu’il peut être apporté aux libertés individuelles, notamment à celle d'exposer ses convictions religieuses, des restrictions dès lors que celles-ci sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Une rédaction particulièrement large. Il revient alors à la jurisprudence d’en parfaire les contours et d’encadrer les restrictions.
L’enjeu est de taille : un salarié qui s’estime victime de discrimination peut saisir le conseil de prud’hommes afin de solliciter des dommages et intérêts et/ou, en cas de rupture du contrat, une indemnité pour licenciement nul. Dans ce type de contentieux, les sommes auxquelles l’employeur peut être condamné deviennent vite significatives.
1 En l’absence de règlement intérieur
Dans ce cas, l’employeur doit justifier la limitation des libertés individuelles par un impératif de sécurité et/ou d’hygiène. La Cour de cassation rappelle régulièrement qu’en l’absence de règles particulières, une interdiction de porter tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail peut être justifiée par un motif légitime qu’il appartient à l’entreprise de démontrer.
A été notamment considéré comme justifiant d’un tel motif au regard de son activité un employeur qui imposait à un médecin de ne pas avoir une barbe longue, les cheveux détachés ou un collier en raison de son activité médicale, afin de garantir la santé et de la sécurité des patients. Dans le même sens, pour des raisons d’hygiène, le port de la barbe peut être interdit et/ou celui d’une charlotte rendu obligatoire pour le personnel de cuisine.
La Cour de cassation a rappelé dans une affaire qui lui a été soumise en juillet 2020 [1] que l’employeur doit attester des risques de sécurité spécifiques de nature à justifier à une atteinte proportionnée aux libertés du salarié, et apporter une preuve objective du motif légitime lui ayant permis d’instaurer une telle restriction.
Telles sont donc les exigences actuellement affichées par la Cour de cassation afin de s’assurer d’un équilibre entre préservation des intérêts de l’entreprise et libertés individuelles. Non sans engendrer des difficultés pratiques significatives pour l’employeur du fait de la complexité parfois à démontrer l’intérêt légitime et proportionné.
2 Quand il y a un règlement intérieur
La situation peut être plus facile à gérer lorsqu’un règlement intérieur existe, car il permet d’inscrire clairement en quoi la restriction de la manifestation de ces convictions religieuses est justifiée et proportionnée au but recherché.
Depuis son entrée en vigueur le 10 août 2016, l’article L1321-2-1 du Code du travail dispose que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». L’employeur peut donc désormais encadrer le port visible de tout signe notamment religieux sur le lieu de travail par l’insertion d’une clause de neutralité.
Dans un arrêt du 22 novembre 2017 [2], la Cour de cassation a par exemple rappelé qu’en l’absence d’une telle clause, un licenciement ne pouvait intervenir à l’égard d’une salariée qui refusait d’ôter une tenue vestimentaire à connotation religieuse, quand bien même l’employeur démontrait que la professionnelle intervenait auprès de clients de la société.
Pour être valable et opposable aux salariés, une telle clause doit néanmoins respecter certaines conditions strictes dans sa rédaction, comme le rappelle régulièrement la haute cour.
Dans une autre affaire ayant donné lieu à décision du 14 avril 2021 [3], l’employeur avait inséré une clause de neutralité afin d’imposer « une politique de neutralité permettant d’interdire le port de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ». Sur ce fondement, il avait licencié une salariée, vendeuse en prêt-à-porter, qui avait refusé d’ôter un foulard. Dans cette affaire, la Haute cour a rappelé qu’une telle clause n’est valable que si elle « est générale, indifférenciée et ne s’applique qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients ». Or, tel n’était pas le cas de celle analysée en l’espèce qui ne faisait pas de distinction selon les fonctions du professionnel, de sorte que le licenciement de la salariée devait être requalifié en licenciement nul. La vigilance dans la rédaction est dès lors essentielle afin de réduire ces risques.
Une telle position sera peut-être bientôt élargie du fait de la vision plus extensive de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Celle-ci considère que l’interdiction de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe quand cette règle est appliquée de manière générale et indifférenciée. En cela, son appréciation correspond à celle de la Cour de cassation. Néanmoins, dans une décision récente datée du 15 juillet 2021 [4], la CJUE est allée plus loin en validant que cette interdiction puisse être justifiée « par le besoin de l’employeur de se présenter de manière neutre à l’égard des clients, mais également afin de prévenir les conflits sociaux au sein de l’entreprise ». Pour la CJUE, « tant la prévention des conflits sociaux que la présentation de l’employeur de manière neutre à l’égard des clients peuvent correspondre à un besoin véritable de l’employeur, ce qu’il doit démontrer ».
En France, il conviendra d’attendre les prochains contentieux pour savoir si la Cour de cassation considérera également que la validité d’une clause de neutralité puisse également être fondée sur le motif de « prévention des conflits sociaux ».
[1] Cass. soc. n° 18-23.743 du 8 juillet 2020
[2] Cass. soc. n° 13-19.855 du 22 novembre 2017
[3] Cass. soc. n° 19-24.079 du 14 avril 2021
[4] CJUE, arrêt n° C-804/18 du 15 juillet 2021
Anne Leleu-Été et Marine Jégou, cabinet Axel avocats
Un règlement intérieur en conformité
Toute entreprise dont l’effectif atteint au moins 50 salariés doit établir un règlement intérieur. Ce document peut également être mis en place volontairement par toute autre structure non légalement assujettie à cette obligation. En matière de limitation de libertés individuelles, un tel document prend tout son sens. Lorsque l’adoption a été réalisée en conformité avec les formalités obligatoires naturellement. En particulier, pour que l’employeur puisse se prévaloir des dispositions qui y sont insérées notamment en matière disciplinaire, il est nécessaire de soumettre le règlement intérieur à l’avis du comité social et économique (CSE), le transmettre à l’inspection du travail, le déposer au secrétariat-greffe du conseil de prud’hommes et le publier dans l’entreprise. Tout ceci au moins un mois avant la date prévue pour son entrée en vigueur.
Référence
Article L1121-1 du Code du travail
Publié dans le magazine Direction[s] N° 203 - décembre 2021