Qui de l’État ou des départements pour prendre les rênes du secteur social et médico-social ? Avec la crise sanitaire, la question est revenue agiter le débat, au gré du jeu de ping-pong de critiques en direction des deux « tutelles ». « À la fin du confinement, on a tout entendu pour simplifier la gouvernance : 100 % État, 100 % département… », résume Jérôme Voiturier, directeur général de l'union nationale interfédérale Uniopss. « Depuis, on voit bien une certaine animosité entre les agences régionales de santé (ARS) et les départements. Et cela devient compliqué : des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) ne sont pas signés parce que ces acteurs n’arrivent pas à se mettre d’accord », illustre Jean-Pierre Riso, président de la fédération d'associations de directeurs Fnadepa.
Le besoin de clarification est partagé par l’ensemble des professionnels. « Si un tarif plancher national a été mis en place pour les services d’aide et d’accompagnement à domicile (Saad), c'est bien car il y a un problème d’équité territoriale et de pilotage national. Est-ce qu’on l’a résolu en traitant un symptôme et non la cause ?, interroge Vincent Vincentelli, responsable réglementation de l’union nationale UNA. Et la problématique devient urgente : « Ce morcellement dans le pilotage des politiques publiques entraîne des iniquités de traitement sur le terrain. On ne peut plus fonctionner comme cela », appuie Alain Raoul, le président de l’organisation patronale Nexem.
Remuscler les ARS
Simplifier oui, mais comment ? Dans le champ de l’autonomie, l’affaire Orpéa est venue remettre une pièce dans la machine. Si le gouvernement ne s'est pas emparé de la question de la gouvernance, d'autres s'en sont chargé. Pour en finir avec des modalités de tarification et de contractualisation qui ont atteint leurs limites, la Cour des comptes propose de fusionner, sous l’égide des seules ARS, les sections soins et dépendance des Ehpad. Une clarification bienvenue pour les deux sénateurs en charge de la commission d’enquête sur le contrôle de ces établissements, la Fédération hospitalière de France (FHF) ou encore par la Fnadepa afin de « permettre une transparence du financement et résoudre la question des contrôles ».
À condition toutefois de muscler les effectifs des ARS et de renforcer leur ancrage départemental. Surtout au regard de leur bilan en demi-teinte pour certains dans le secteur du grand âge et davantage encore dans celui du handicap. « Elles ont été créées en 2009 pour faire surtout de la régulation hospitalière. Le médico-social arrive toujours en seconde position. C’est une véritable difficulté même s’il y a une acculturation et une volonté de mieux investir ce champ », relève le député Jean-Carles Grelier (Soyons libre). La raison, selon ce co-auteur d’un rapport sur les ARS ? « En 2015, la loi Notre est venue bousculer leur périmètre géographique et elles ont dû remettre à plat leur organisation. Le temps et les moyens leur ont manqué. »
Mais pour Jean-Carles Grelier, pas question de mettre « la charrue avant les bœufs, comme le suggère la Cour des comptes. Il faut d’abord des directeurs départementaux avec un vrai pouvoir de décision par délégation et à qui l’on confie une partie du financement du fonds d’intervention régional (FIR) pour agir en urgence. » Une première pierre a été posée par la dernière loi en matière de décentralisation, dite 3DS [1]. Les missions des délégations départementales vont être précisées par décret, après consultation des associations représentatives d’élus. Et chaque année, le directeur général présentera un bilan de l’action de l’agence au président de région. Le conseil de surveillance des ARS devient aussi conseil d’administration, ouvert aux départements. « Ce n’est pas à cette échelle que la coordination va s’améliorer, insiste Jean-Carles Grelier. La question se réglera quand il y aura une instance départementale qui pourra être un interlocuteur d’égal à égal. »
Carte blanche aux départements
Alors, la loi 3DS, une occasion manquée ? Si les départements deviennent chefs de file en matière d’habitat inclusif et d’adaptation du logement au vieillissement de la population (lire l'encadré), « on est loin du compte », regrette Frédéric Bierry (LR). Pour le vice-président de l’Assemblée des départements de France (ADF), en l’absence d’une loi Grand âge, elle aurait dû entériner une série de changements : gestion d’une maison de l’autonomie par les départements sans tutelle étatique, pouvoir de tarification unique pour les établissements sociaux et médico-sociaux ou encore rattachement des personnels des Ehpad publics à la territoriale lorsque le gestionnaire est sous ce statut.
Ce, alors que le détachement des directeurs des foyers de l’enfance de l'hospitalière vers la territoriale, consignée dans la loi 3DS, a déjà du mal à passer. Comme au groupement des établissements Gepso qui y voit l’ouverture d’une « brèche à la déconstruction du secteur social et médico-social public. Aujourd’hui les directeurs de la protection de l’enfance, demain, ceux des secteurs du handicap et des personnes âgées ? » C’est justement la proposition de l’ADF bâtie en sortie de confinement : « Aller au bout de la décentralisation, faire confiance aux départements en actant le transfert de la totalité du bloc social et médico-social », rappelle Frédéric Bierry.
Une idée peut-être cohérente sur le papier, mais qui interroge « sur l’hyper concentration du schéma et la capacité du département à monter en compétences suffisamment fortes pour gérer l'ensemble de ces politiques », nuance Jeanne Cornaille, déléguée nationale du Gepso. Pourtant, « les départements sont prêts à prendre leurs responsabilités et à être évalués sur leurs réalisations », assure Frédéric Bierry.
Une bataille vaine
Alors, département ou ARS ? Pour beaucoup, la question n’est pas de trancher entre l’un ou l’autre. « Nous ne partageons pas cette vision binaire. Il faut un bon équilibre, un tiers externe sinon cela ne marche pas », estime Julie Pechalrieux, trésorière du Gepso. Une bataille du pilotage vaine aussi pour Nexem, l’UNA ou encore l’Uniopss. « Le débat porte in fine sur un équilibre entre égalité et équité : comment assurer sur l’ensemble du territoire une prise en charge qui soit la plus égalitaire possible, et, par ailleurs, permettre à des départements en avance ou en retard d’avoir des politiques innovantes pour plus de proximité vis-à-vis des populations ? », souligne Jérôme Voiturier. Et de prévenir : « Une solution qui peut paraître intéressante pour un champ ne l’est pas forcément pour un autre. On voit le besoin de plus de décentralisation pour les politiques de vieillissement et en même temps il y a la volonté de recentralisation du RSA »… Et de la protection de l’enfance. « Cette responsabilité mérite une clarification institutionnelle et doit incomber à l'État », déclarait Emmanuel Macron, début janvier. Une intervention suivie du dépôt d’une proposition de loi par le sénateur Xavier Iacovelli (LREM) pour expérimenter pendant trois ans l’exercice de la compétence de l’aide sociale à l’enfance (ASE) par l’État, par la voie d’une convention avec le département. « La décentralisation devait justement permettre de prendre en compte les réalités de proximité. Il a fallu du temps pour opérer ce transfert. Est-ce que l’État garantit dans son organisation déconcentrée un traitement égal de tous les publics ?, interroge Fabienne Quiriau, directrice générale de la convention nationale Cnape. S’il se contente d’être le gendarme, cela ne marchera pas. » L’idée interpelle d’autant plus que la récente loi pour la protection des enfants entérine déjà des mesures en matière de gouvernance, comme l’expérimentation d’un comité départemental, coprésidé par le président de la collectivité et le préfet. Et qui demandent encore à être précisées, selon Fabienne Quiriau.
Contractualisation, nouvelle formule
Expérimentée dans la protection de l'enfance, mais aussi dans le cadre de la Stratégie Pauvreté, la contractualisation apparaît comme la bonne méthode pour mettre en mouvement État et collectivités, autour d’objectifs communs. « Pour nous, c’est le maître mot ! Dans le secteur du handicap, de l'insertion… On ne règle pas tout seul ces questions, avance Alain Raoul. On l’a vu avec la conférence sociale : pour la première fois, nous avons des engagements partagés pour une politique commune. C’est très prometteur ! »
L'idée séduit aussi la Cnape ou l’Uniopss, à condition que la méthode soit améliorée. Car si la contractualisation a rencontré l’adhésion de nombreux départements, elle est sujette à critiques. À commencer par celles de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) : ambiguïtés entre la logique de moyens en soutien aux initiatives locales et celle de performance fondée sur les objectifs et indicateurs nationaux, confusion entre la volonté de contractualiser avec l’ensemble des collectivités ou les plus volontaires, lourdeur du dispositif… Des constats auxquels ont souscrit récemment deux députés, chargés d’évaluer l’adaptation des politiques de lutte contre la pauvreté au contexte de crise. Et de recommander le rétablissement d’un secrétariat d’État dédié pour assurer « un véritable portage politique ». « Le problème, c’est qu’actuellement nous ne sommes pas dans une véritable contractualisation. Quand on signe un contrat, normalement il y a des obligations. Or, elles existent pour les associations mais beaucoup moins du côté des pouvoirs publics… », regrette Alain Raoul, qui souhaiterait des conventions d’appui plus contraignantes. Quand d'autres les voudraient sur une autre temporalité pour coller aux impératifs budgétaires des collectivités. Comme à l’échelle d’un mandat, suggère l’ADF.
Et la CNSA ?
Dernière perspective pour améliorer la gouvernance dans le champ de l'autonomie : la montée en puissance de la 5e branche. « Sur le papier oui, même si pour l’instant cela reste une inconnue. Le cadre national est créé, mais toute la question est justement de voir comment on la construit territorialement. C’est le défi de son nouveau président, Jean-René Lecerf », glisse Jérôme Voiturier. Pour l’UNA, ce doit être l’occasion de renforcer le rôle de la Caisse comme garant de la politique nationale de l’autonomie et de conforter le pilotage des départements en leur conférant le statut d’opérateurs de Sécurité sociale, avec les droits et les obligations afférents. Il convient aussi de veiller, préviennent les acteurs, à faire rentrer dans la conception et la prise de décision les personnes accompagnées, associations et aidants. Comme de « trouver les moyens d’améliorer les retours du terrain avec des groupes d’observation à l’échelle du département ou des bassins pour faire remonter les besoins », complète Alain Raoul. Aux acteurs de se saisir de la consultation en ligne [2], ouverte par la CNSA jusqu'au 19 avril, pour construire le nouveau cadre de coopération avec les acteurs territoriaux.
[1] Loi n° 2022-217 du 21 février 2022
[2] https://brancheautonomie.cnsa.fr
Laura Taillandier
RSA : quand l’État reprend la main
Déjà expérimentée en Guyane, à Mayotte et à La Réunion, la recentralisation du financement du revenu de solidarité active (RSA) est étendue en Seine-Saint-Denis et dans les Pyrénées-Orientales en 2022. Deux collectivités où la proportion de bénéficiaires du RSA est très importante. La loi dite 3DS prévoit que pendant cinq ans l’État reprend à sa charge le paiement de l’allocation, et les caisses d’allocations familiales et de mutualité sociale agricole sa gestion. Objectif : permettre aux départements de se recentrer sur l’accompagnement et le retour à l’emploi des allocataires. D’ici à 2026, la Seine-Saint-Denis devra doubler le nombre de référents dans les parcours sociaux et socio-professionnels (de 170 à 340) comme de places dans des actions d’insertion (de 6 350 à 12 700). Dans les Pyrénées-Orientales, 77 équivalents temps plein (ETP) viendront grossir les rangs des professionnels dédiés, et le nombre de places et d’aides financières individuelles pour la levée des freins à l’accès à l’emploi sera augmenté de 69 %.
« La loi 3DS est une opportunité pour l’habitat inclusif »
Pierre-Yves Lenen, directeur du développement de l'offre de service d'APF France handicap
« La loi 3DS porte un vrai objectif de simplification auquel on souscrit. Après le rapport de Denis Piveteau, elle permet un changement de pied sur l’habitat inclusif, dont le pilotage était plutôt assuré depuis le départ par les ARS. Le département est l’échelle adéquate car il s’agit d’un raisonnement sur un micro-périmètre. Le fait que les départements aient la main, et que les localités aient davantage droit de cité, est aussi une bonne chose si on veut que les collectivités s’en saisissent. Maintenant, il faut que ce soit synonyme d’accélération ! Il reste toutefois le même enjeu qu’on retrouve sur toutes ces questions de décentralisation dans le médico-social, qui est souvent une faiblesse : l’équité de traitement sur les territoires et l’harmonisation. C’est donc un gros défi pour les départements, ainsi que pour la CNSA dans son rôle d’animation. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 207 - avril 2022